Le programme d’histoire sociale des sciences sociales qui a pris forme dans l’expérience collective du séminaire « la Ville des sciences sociales » s’est ensuite largement développé dans des travaux personnels d’histoire et de sociologie des sciences autour d’une série d’œuvres qui se trouvèrent considérées rétrospectivement comme fondatrices dans le domaine de la sociologie des villes.
Des savants et des villes : Charles Booth (1991-2004)
J’ai rencontré Booth, un grand négociant de Liverpool devenu enquêteur social, lors de ma recherche sur l’émergence de la notion de « unemployment » dans l’Angleterre des années 1880-1910. Pour résoudre l’énigme qui avait éclaté sous la forme des « unemployed riots » de 1886 à Londres, Booth a entrepris une enquête qui a duré dix-sept ans sur « life and labour of the people in London » et produit une nouvelle classification des pauvres de la métropole. Il a, au passage, dressé une carte sociale de la ville toute entière et introduit la notion de « poverty line ». Ce cas, familier de tous les écoliers britanniques mais assez peu connu en France, permet d’observer les relations étroites entre le monde des statisticiens de l’époque et l’establishment de la réforme sociale, mais aussi, grâce aux archives de l’enquête conservées à la London School of Economics and Political Science, le détail du processus de production d’un savoir singulier.
Publications
Christian Topalov, « La ville ‘terre inconnue’ : l’enquête de Charles Booth et le peuple de Londres, 1886-1891 », Genèses (Paris), n° 5, septembre 1991, p. 5-34.
(Edition britannique) : « The City as Terra Incognita : Charles Booth’s Poverty Survey and the People of London, 1886-1891 », Planning Perspectives (London), vol. 8, 1993, p. 395-425.
(Edition hongroise) : « A város – terra icognita. Charles Booth felmérése és London népe, 1886-1891 », in Benda Gyula, Szekeres András (ed.), Tér és történelem [Espace et histoire], Budapest, L’Harmattan–Ateleir Füzetek, 2002, p. 77-107.
Christian Topalov, « Raconter ou compter ? L’enquête de Charles Booth sur l’East End de Londres (1886-1889) », Mil neuf cent (Paris), n° 22, 2004, p. 107-132.
Christian Topalov, « Observer l’enquête de Charles Booth sur le peuple de Londres (1886-1903) », in Eric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret et Xavier Vigna (dir.), Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine, Paris, La Découverte, 2019, p. 282-300.
Des savants et des villes : Maurice Halbwachs (1997-2016)
A l’opposé de Booth, Halbwachs était un universitaire qu’on pourrait croire en quête, après son maître Durkheim, de pure science. Mes premières recherches sur ce sociologue portèrent sur la période au cours de laquelle il préparait ses thèses de droit (1909) et de lettres (1912). Un article dans les Annales (1997) fut l’occasion d’expérimenter, à propos de sa thèse sur Le prix des terrains et les expropriations à Paris, une méthode d’analyse visant à reconstruire un programme intellectuel à partir des conversations dans lesquelles se trouvait pris le jeune savant : à l’université avec les historiens et les économistes, hors de l’université avec les socialistes municipaux et, à travers eux, les urbanistes. La découverte archivistique de photographies prises par Halbwachs à la Cité Jeanne-d’Arc pour l’Humanité (1908) et l’utilisation de ses carnets d’Ecole normale (1899-1900) pour documenter ses activités philanthropiques et ses promenades dans Paris me permit d’observer notre auteur dans d’autres activités que celles retenues par l’histoire des idées sociologiques (Genèses 1997), tandis que l’étude des aspects formels de ses thèses me permit de mettre en évidence les modes d’établissement des faits et les rhétoriques de la preuve qui s’y déployaient (RHSH 1999). Les représentations collectives attribuées à la classe ouvrière étaient expliquées en dernière analyse par des évidences empruntées aux milieux de la réforme du logement. Prendre en considération la double appartenance du sociologue à des communautés savante et séculière donne ainsi un nouvel éclairage sur le contenu de ses deux œuvres de jeunesse.
J’ai poursuivi mon travail sur Halbwachs en enquêtant sur son séjour de l’automne 1930 à l’université de Chicago, grâce à des sources exceptionnelles : les articles savants écrits à l’occasion de ce voyage, bien connus, mais aussi la correspondance avec sa famille au cours de son séjour et une série de huit brefs articles publiés dans le quotidien lyonnais le Progrès sous le titre « Lettres des Etats-Unis », relation de voyage anonyme jusqu’alors passée inaperçue. Halbwachs rencontra à Chicago une vaste métropole nord-américaine en même temps que des sociologues qui en avaient fait leur objet d’étude. Il écrivit à son retour « Chicago, expérience ethnique », un article dont nos sources permettent d’observer de façon quasiment ethnographique l’élaboration. L’enquête permet à la fois d’interroger ce qu’un savant voit au cours d’un voyage lointain et la façon dont les formes de l’expérience de l’homme social s’articulent avec les schèmes analytiques du sociologue. Elle permet aussi d’examiner la façon dont Halbwachs a circulé parmi les réseaux universitaires de Chicago : celui qui l’avait invité était un partisan des « statistiques », en opposition polaire avec Park, Burgess et leurs élèves, dont les études « concrètes » et « pittoresques » n’étaient pas, aux yeux de Halbwachs, oeuvre de science. Il les tenait pour analogues aux observations des explorateurs et missionnaires qui fournissaient leur matériel aux vrais savants, les sociologues de cabinet – division du travail dont Halbwachs n’envisageait pas qu’elle pût être remise en cause.
Publications
Christian Topalov, « Maurice Halbwachs et les villes (1908-1912). Une enquête d’histoire sociale des sciences sociales », Annales. Histoire, sciences sociales (Paris), vol. 52, n° 5, septembre-octobre 1997, p. 1057-1083.
(Edition modifiée) : « Maurice Halbwachs et les villes. Les expropriations et le prix des terrains à Paris (1909) », in Bernard Lepetit et Christian Topalov (dir.), La ville des sciences sociales, Paris, Belin (« Modernités »), 2001, p. 11-45.
Christian Topalov, « Maurice Halbwachs, photographe des taudis parisiens (1908) », Genèses (Paris), n° 28, septembre 1997, p. 128-145.
Christian Topalov, « ‘Expériences sociologiques’ : les faits et les preuves dans les thèses de Maurice Halbwachs (1909-1913) », Revue d’histoire des sciences humaines (Paris), n° 1, 1999, p. 11-46.
Christian Topalov, « Un savant voyage : Les ‘Lettres des Etats-Unis’ de Maurice Halbwachs (septembre-décembre 1930) », Genèses (Paris), n° 58, mars 2005, p. 132-150 et n° 59, juin 2005, p. 131-150.
Christian Topalov, « Maurice Halbwachs : l’expérience de Chicago (1930) », Annales. Histoire, sciences sociales (Paris), vol. 61, n° 3, mai-juin 2006, p. 555-581.
Christian Topalov, « Maurice Halbwachs et les sociologues de Chicago », Revue française de sociologie (Paris), vol. 47, n° 3, juillet-septembre 2006, p. 561-590.
(Edition en anglais) : « Maurice Halbwachs and Chicago Sociologists », Revue française de sociologie, vol. 49, Supplement, 2008, p. 187-214.
Christian Topalov, « La ville, lieu de l’assimilation sociale ? », in Marie Jaisson et Christian Baudelot (dir.), Maurice Halbwachs, sociologue retrouvé, Paris, Editions ENS-rue d’Ulm, 2007, p. 87-101.
Halbwachs, Maurice, Ecrits d’Amérique (édition établie et présentée par C. Topalov), Paris, Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 2012, 453 p.
Christian Topalov, « Maurice Halbwachs : une expérience américaine », in Maurice Halbwachs. Ecrits d’Amérique (édition établie et présentée par C. Topalov), Paris, Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 2012, p. 11-78.
Christian Topalov, « Lo sguardo di Maurice Halbwachs sul mondo sociale », in Teresa Grande et Lorenzo Migliorati (dir.), Maurice Halbwachs. Un sociologo della complessità sociale, Perugia, Morlacchi, 2016, p. 79-121.
Des savants et des villes : les sociologues de Chicago des années 1920 (2000-2013)
D’autres recherches ont porté sur les sociologues de Chicago dans les années 1920, principalement Robert E. Park, Ernest W. Burgess et leurs élèves, dont je me suis efforcé de resituer systématiquement les travaux dans le cadre des programmes des fondations Rockefeller qui les finançaient et des interactions entre les sociologues et le monde de la réforme urbaine, tout particulièrement les activistes du travail social. Un ample dépouillement des papiers de Park et de Burgess à l’université de Chicago et des archives du Local Community Research Committee au Rockefeller Archive Center (Sleepy Hollow, N.Y.) a été à la base de ce travail, partiellement publié sous la forme de quelques articles et, plus complètement, dans Histoires d’enquêtes (2013).
Intéressé depuis longtemps par la mise en forme de l’ « Ecole de Chicago » opérée par Isaac Joseph et Yves Grafmeyer dans leur Naissance de l’écologie urbaine de 1979, je me suis attaché à comprendre comment s’est formée la notion, absente à l’époque de Park et Burgess, qu’il a existé dans les années 1920 une telle « école ». L’enquête montre que cette construction rétrospective est apparue en plusieurs périodes (en 1950, au milieu des années 1960 et au début des années 1990) en fonction des besoins du moment et selon des définitions qui ont elles-mêmes varié : c’est un exemple assez remarquable des usages stratégiques de l’histoire des disciplines. L’assertion de l’existence d’une « école » est, en effet, une modalité de la formation et de la reformation des traditions scientifiques – ces références et exempla par lesquels les savants des sciences sociales se dotent d’outils, organisent ceux-ci en ensembles cohérents et renforcent leur légitimité en les munissant d’autorités. Il s’agit chaque fois d’opérer la réorganisation d’un champ disciplinaire ou de spécialité en donnant aux concurrences savantes une forme d’intelligibilité dont il faut examiner les effets performatifs.
Publications
Christian Topalov, « La fin des communautés locales vue par un sociologue de Chicago : Harvey W. Zorbaugh », Annales de la recherche urbaine (Paris), n° 93, mars 2003, p. 159-167.
Christian Topalov, « Les usages stratégiques de l’histoire des disciplines. Le cas de l’‘école de Chicago’ en sociologie », in Johan Heilbron, Remi Lenoir et Gisèle Sapiro (ed.), Pour une histoire des sciences sociales. Hommage à Pierre Bourdieu, Paris, Fayard, 2004, p. 127-157.
Edition brésilienne : « Para um historicismo reflexivo na história das ciências. O caso da ‘escola de Chicago’ na sociologia », Urbana, Revista Eletronica do CIEC (Campinas), vol. 2, n° 2, 2007.
Christian Topalov, « Ecole de Chicago (sociologie) », in Encyclopaedia Universalis. Notionnaires. 2. Idées, s.l., Encyclopaedia Universalis, 2005, p. 142-146.
Christian Topalov, « Femmes du monde : un sociologue enquête à Chicago en 1924 », Genèses (Paris), n° 66, mars 2007, p. 138-161.
Christian Topalov, « Sociologie d’un étiquetage scientifique : urban sociology (Chicago, 1925) », Année sociologique (Paris), vol. 58, n° 1, 2008, p. 203-234.
(Edition en anglais) « The Sociology of a Scientific Label: Urban Sociology (Chicago, 1925) »
Christian Topalov, « Le Local Community Research Committee, la recherche sur projet et l’ ‘âge d’or’ de la sociologie de Chicago (1923-1930) », Genèses (Paris), n° 94, mars 2014, p. 81-113.
Des excursions et une synthèse
J’ai aussi été conduit, de loin en loin, à écrire sur les sciences sociales du présent et leurs institutions – plutôt sur le mode du bilan ou du témoignage que de la recherche historique et à l’occasion de commandes – sur le centre de recherches ou sur la revue où je travaillais. Une autre sollicitation m’a conduit à accepter d’écrire un bref article de dictionnaire intitulé « Sociologie urbaine » en m’efforçant de ne pas tomber dans les travers que je critique par ailleurs. Redoutable épreuve. Presque simultanément, la revue l’Année sociologique m’a confié la direction d’un numéro que j’ai intitulé « La ville, catégorie de l’action » (2008). J’ai voulu en faire une vitrine des différents courants sociologiques qui contribuent aujourd’hui à l’étude de la ville en France et mon introduction propose un point de vue sur ce champ scientifique. Enfin, autre entreprise collective, j’ai dirigé à l’EHESS avec Isabelle Backouche, une enquête sur les archives des élections par lesquelles l’institution recrute son personnel enseignant avec, en toile de fond, la question du déséquilibre entre hommes et femmes résultant de ce processus. Il aurait sans doute été possible de mieux utiliser sur le plan scientifique cette étude de circonstance.
Mon travail sur le quartier des sciences sociales n’a pas abouti à un livre, mais il a au moins permis de mettre en évidence (Osiris, 2003) l’émergence simultanée de la notion de « quartier ouvrier traditionnel » dans des enquêtes sociologiques menées à Londres, Boston et Paris dans les années 1950 et 1960 : convergence dont je rends compte par la similitude de situation des sociologues vis-à-vis des rénovations urbaines de l’époque plus que par celle des réalités décrites ou par la circulation de modèles scientifiques.
J’ai, plus tard, repris et complété mes écrits sur Charles Booth, Maurice Halbwachs et les sociologues de Chicago des années 1920 dans un ouvrage d’histoire et sociologie des sciences sur ces savants et la ville (Histoires d’enquêtes, 2015), où je me suis efforcé de formaliser les règles qu’il me semble bon de suivre pour écrire une histoire sociale de nos disciplines. Après les Ecrits d’Amérique, c’est un second discours de la méthode en actes qui clôt sans doute mes recherches dans ce domaine.
Publications
Christian Topalov, « Le Centre de sociologie urbaine », Politix (Paris), n° 20, quatrième trimestre 1992, p. 195-201.
Christian Topalov, « Genèses », Vie sociale (Paris), n° 3, 1997 (« Le social en livres et en revues »), p. 227-230.
Christian Topalov, Les constructions savantes du quartier (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis), Paris, Centre de sociologie urbaine, 2003, 199 p.
Christian Topalov, « ‘Traditional Working-Class Neighborhoods’ : An Inquiry into the Emergence of a Sociological Model in the 1950s and 1960s », Osiris (Chicago), vol 18, 2003, p. 212-233.
Christian Topalov, « Sociologie urbaine », in Massimo Borlandi, Raymond Boudon, Mohamed Cherkaoui et Bernard Valade (eds.), Dictionnaire de la pensée sociologique, Paris, Presses universitaires de France, 2005, p. 719-723.
Isabelle Backouche et Christian Topalov (dir.), Vingt ans d’élections à l’École des hautes études en sciences sociales (1986-2005). Synthèse des résultats d’enquête, Paris, École des hautes études en sciences sociales, janvier 2008, 119 p.
Stéphane Baciocchi, Pascal Cristofoli et Christian Topalov, « Comment une institution savante s’organise : mobilisation électorale et réseaux de soutien aux candidats au sein de l’assemblée des enseignants de l’EHESS (1994-2005) » (journée d’étude « Les Elu(e)s. Enquête comparative sur des institutions scientifiques », EHESS, Paris, 13 janvier 2009). Communication (29 p.)
Christian Topalov, Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris, Classiques Garnier (« Bibliothèque des sciences sociales »), 2015, 510 p.