Mon travail sur la genèse de la catégorie de « chômage » m’avait fait comprendre que l’attention au langage des acteurs non seulement permettait d’éviter l’anachronisme qui projette sur le passé nos catégories du présent, mais que « faire l’histoire d’un mot, ce n’est jamais perdre sa peine » (Lucien Febvre). Les lexiques du chômage et leurs transformations constituent des traces fines des luttes de classement par lesquelles le « problème » était énoncé et donc constitué en objet de science et d’action possibles.
Un questionnaire analogue peut être appliqué aux mots qui désignent les villes, leurs différentes parties, les artefacts qui les constituent. On postule généralement que les lexiques urbains pratiqués dans la vie quotidienne pour référer à des objets concrets (rue, maison, quartier, ville), désignent simplement des choses qui sont là avant d’être nommées. Pourtant, si le langage nous offre un accès fécond et original aux dynamiques sociales qui font la réalité des villes, c’est qu’il implique un système classificatoire : les mots opèrent des classements en découpant les objets et les territoires, en les regroupant, en les qualifiant. Sur ces opérations, l’accord n’est jamais assuré car, à tout moment, il existe des registres de langue distincts pratiqués par des locuteurs situés en des points différents de l’espace social. Savoirs populaires et parlers quotidiens jouent un rôle au même titre que les lexiques prescrits d’en haut avec une visée organisatrice. La langue commune, qui ne l’est jamais entièrement, enregistre au cours de son histoire les issues, durables ou provisoires, d’initiatives langagières dont les origines sont diverses. Ainsi, les mots de la ville ne sont pas simplement le reflet d’une réalité « objective ». Parce qu’ils constituent des « formes de l’expérience », ils contribuent à constituer symboliquement et, parfois, pratiquement, la réalité urbaine elle-même. D’où, lorsqu’on s’intéresse à la pluralité des langues, le problème lancinant de la traduction, le plus souvent impossible et, pourtant constamment pratiquée.
Le programme Pir Villes CNRS-Unesco « Les Mots de la ville », puis le GDR du CNRS « les Mots de la ville », dont j’ai assuré la direction scientifique avec Jean-Charles Depaule, anthropologue et spécialiste du monde arabe, s’était donné pour objectif de transformer ces questions en une série d’enquêtes empiriques réalisées par des équipes françaises et étrangères sur un assez grand nombre de langues. De 1998 à 2008, un séminaire à l’EHESS a permis de débattre continûment de nos méthodes et de nos résultats. Le programme a d’abord donné lieu à une série d’ouvrages publiés dans la collection « les Mots de la ville » aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme. En 2000, nous avons lancé un nouveau projet visant à élaborer un dictionnaire historique plurilingue qui a été publié en 2010 sous le titre l’Aventure des mots de la ville. C’est un fort ouvrage (1491 pages) constitué de quelque 260 notices brèves mais substantielles portant chacune sur un « mot de la ville » jugé important par sa place dans la langue considérée, l’intérêt des objets auxquels il réfère, les problèmes sémantiques et historiques qu’il pose. L’entreprise, qui portait sur huit langues (allemand, anglais, arabe, espagnol, français, italien, portugais, russe) et a rassemblé 160 auteurs, avait pour objectif de permettre au lecteur d’observer comment ces langues organisent diversement des ensembles d’objets analogues.
Publications
Jean-Charles Depaule et Christian Topalov, « La ville à travers ses mots », Enquête (Marseille), n° 4, second semestre 1996, p. 247-266.
(Edition brésilienne) « A cidade atravês sus palavras », in Stella Bresciani (org.), Palavras da Cidade., Porto Alegre, UFRGS, 2001.
Jean-Charles Depaule et Christian Topalov, « La ville à travers ses mots », Courrier du CNRS (n° spécial « Cities. Ciudades. Villes. Habitat II Istambul »), n° 82, juin 1996, p. 81-83.
Jean-Charles Depaule et Christian Topalov (dir.), « Les mots de la ville », Genèses (Paris), n° 33, décembre 1998. Introduction, p. 2-3.
Jean-Charles Depaule et Christian Topalov, « The Words of Cities », Environment and Planning A (London), vol. 31, n° 1, January 1999, p. 1-3.
Christian Topalov (dir.), Les divisions de la ville, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’Homme-UNESCO (« Les Mots de la ville »), 2002, 469 p.
Christian Topalov, « Langage, société et divisions urbaines », in Christian Topalov (dir.), Les divisions de la ville, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’Homme-UNESCO (« Les Mots de la ville »), 2002, p. 373-449.
Christian Topalov, Laurent Coudroy de Lille, Jean-Charles Depaule et Brigitte Marin (dir.), L’Aventure des mots de la ville, Paris, R. Laffont (« Bouquins »), 2010, 1491 p.
(Edition partielle en portugais et en espagnol) : Christian Topalov, Stella Bresciani, Laurent Coudroy de Lille et Hélène Rivière d’Arc (org.) A aventura das palavras da cidade, através dos tempos, das linguas e das sociedades. La aventura de la palabras de la ciudad, a través de los tiempos, de los idiomas y de las sociedades, São Paulo, Romano Guerra (RGBolso), 2014, 694 p.
Christian Topalov, « Ceci n’est pas un dictionnaire », in Christian Topalov, Laurent Coudroy de Lille, Jean-Charles Depaule et Brigitte Marin (dir.), L’Aventure des mots de la ville, Paris, R. Laffont (Bouquins), 2010, p. XV-XLIV.
(Edition brésilienne) : « Isto não é um dicionario », in Christian Topalov, Stella Bresciani, Laurent Coudroy de Lille et Hélène Rivière d’Arc (org.), A aventura das palavras da cidade […], São Paulo, Romano Guerra (RGBolso), 2014, p. 19-59.
Christian Topalov, Laurent Coudroy de Lille, Jean-Charles Depaule et Brigitte Marin « La confection de l’ouvrage », in Christian Topalov, Laurent Coudroy de Lille, Jean-Charles Depaule et Brigitte Marin (dir.), L’Aventure des mots de la ville, Paris, R. Laffont (Bouquins), 2010, p. XLV-LXV.
Christian Topalov, « plaza » et « slum », in Christian Topalov, Laurent Coudroy de Lille, Jean-Charles Depaule et Brigitte Marin (dir.), L’Aventure des mots de la ville, Paris, R. Laffont (Bouquins), 2010, p. 939-946 et 1120-1124.
Christian Topalov, « The urban vocabulary of social stigma in late 20th century French », AHRC Research Network Project (RG57301) Language and Social Structure in Urban France, Workshop / Atelier – The Linguistic Correlates of Space/Corrélats linguistiques de l’espace, Peterhouse, University of Cambridge, 7 January 2011 (10 p.)
Christian Topalov, « The Naming Process », in Richard Harris and Charlotte Vorms (eds.), What’s in a Name ? Talking about Urban Peripheries, Toronto, University of Toronto Press, 2017, p. 36-67.
Christian Topalov, « Comment se produisent les classifications urbaines ? Le cas des espaces stigmatisés », Mots (Lyon), n° 114, juillet 2017, p. 191-208.