C’est en observant les projets et l’action des réformateurs sociaux que j’ai rencontré l’histoire des sciences sociales : celles-ci, en effet, étaient impliquées dans le siècle de multiples façons. Ainsi, plutôt que documenter l’histoire de telle ou telle discipline et son « institutionnalisation », j’ai d’emblée étudié des sciences et des savants en société. Toutefois, si les sciences sociales ont partie liée avec la réforme, elles sont aussi et d’abord des constructions cognitives. De celles-ci, on peut tenter de faire une sociologie dans la manière inventée par les sciences studies britanniques et états-uniennes pour les sciences de la nature. C’est ainsi que mes travaux sur la réforme urbaine et celle du chômage, mais aussi mes responsabilités pédagogiques à l’EHESS m’ont conduit à entreprendre une enquête au long cours sur les approches de la ville par les sciences sociales.
Quand les savants parlent de ville, c’est rarement de la même ville qu’il s’agit car, au fil des conjonctures disciplinaires et nationales, les façons de construire la ville comme objet de science varient profondément et significativement. Ces choix impliquent un projet qui, sous des modalités variables à l’extrême, articule deux registres distincts. Le premier, le projet cognitif, se donne en général explicitement : il s’agit de science, une science qui se définit à un moment donné dans le contexte d’une discipline particulière au sein d’un ensemble plus vaste de disciplines parentes, alliées, concurrentes. L’innovation scientifique doit être lue dans l’espace social et intellectuel ainsi constitué, dont les propriétés peuvent être reconstruites par une enquête dont l’étude du texte lui-même n’est que l’un des moments. C’est ici qu’une seconde dimension de l’entreprise savante peut être utilement prise en compte: le projet pratique qui la sous-tend ou, du moins, en relation avec lequel elle trouve une part de son intelligibilité. La question ainsi formulée n’implique pas que toutes les oeuvres, aux yeux de leur auteur, auraient l’action pour finalité ultime : il y a, bien sûr, des recherches portant sur la ville qui ne relèvent pas de l’expertise en vue de la réforme. Et pourtant, la construction de l’objet scientifique tient largement à une orientation du regard, une posture, des choix d’échelle et de registre de causalité qui ne sont pas sans rapport avec les exigences pratiques du temps : énoncés de la question sociale, catégories offertes à l’action administrative, affrontements politiques. De telles relations ne peuvent relever ni du postulat, ni de l’interprétation de textes, elles doivent être établies par une enquête historique méticuleuse sur les espaces de la pratique et sur leurs rapports avec ceux du savoir.
J’ai mis en oeuvre un tel programme à la fois dans le cadre collectif d’un séminaire de l’EHESS et dans des travaux personnels d’histoire et de sociologie des sciences autour d’une série d’œuvres qui se trouvèrent considérées rétrospectivement comme fondatrices dans le domaine de la sociologie des villes.
« La ville des sciences sociales » fut le titre d’un séminaire conçu pour donner lieu à des publications collectives, entrepris en collaboration avec Bernard Lepetit et poursuivi sous d’autres formes ensuite. Nous savions que notre réflexion sur des livres savants concernant la ville pouvait se heurter à des écueils induits par sa forme même. Le titre même du séminaire risquait de donner à croire deux choses : d’une part que l’objet ville, qui constituait le référent commun des oeuvres analysées, existerait pour les sciences sociales indépendamment de ses diverses figures historiques ; d’autre part, qu’il y aurait un panthéon de grands auteurs qui auraient contribué, au fil du temps, au progrès de la connaissance scientifique des choses urbaines. Nous espérons avoir su éviter ces effets de sens qui étaient exactement aux antipodes du projet. D’où la discontinuité des lieux d’observation (à la fois chronologique et en termes de cultures disciplinaires et nationales), l’arbitraire assumé de nos choix et, surtout, la constance de l’effort pour mettre au jour les conditions intellectuelles et sociales de production et de réception des oeuvres. En bref, il s’agissait d’enquêter et pas seulement de lire. Ou, si l’on veut, de transformer des textes en documents. L’ouvrage qui résulta en 2001 de cette enquête collective et qui était aussi un hommage à Bernard Lepetit, disparu en 1996, comprend huit chapitres qui portent sur des oeuvres Maurice Halbwachs, Max Weber, Marcel Poëte, Louis Wirth, Walter Christaller, Louis Chevalier, Manuel Castels et Francis Godard, enfin Jean-Claude Perrot.
Une seconde phase du séminaire (2002-2004) expérimenta une autre voie de recherche : enquêter, cette fois, sur des constructions savantes de l’objet « ville » qui étaient d’emblée collectives. Les unités d’observation furent diverses. Des institutions de recherche (un institut, un département universitaire, un programme) qui ont joué, à un certain moment, un rôle innovant dans le domaine. Des congrès ou colloques où l’objet ville été mis en discussion et où l’on peut observer un éventail de paradigmes ou l’affirmation de l’un d’entre eux. Des revues ou des collections d’ouvrages qui ont un temps façonné et mis en scène une approche, des alliances, des controverses. Des voyages de savants, seuls ou en groupe, dans lesquels se sont joués les importations, traductions et usages de sciences étrangères. Des traditions savantes ou des écoles, enfin, terrains plus diffus, souvent discontinus, qui sont autant d’actions intellectuelles sur les oeuvres du passé en vue de définir les tâches présentes d’une discipline. Il résulta de ce travail un dossier de la revue Genèses (2005) intitulé « La ville des savants ».
Publications
Christian Topalov (dir.), « La ville : postures, regards, savoirs », Genèses (Paris), n° 22, mars 1996. Introduction, p. 2-3.
Christian Topalov, « Des sociologues et la ville, 1908-1968 ». Vie sociale (Paris), n° 2-3, 1996 (« Enjeux scientifiques et développements de la recherche sociale »), p. 27-36.
Christian Topalov, « La ville des sciences sociales et la ville des urbanistes », in La ville à l’époque moderne. Dimensions méditerranéennes et balkaniques (XIX-XXe siècles), Actes du IIe Colloque international de l’Association des études néo-helléniques, Athènes, 27-30 novembre 1997. Athènes, Association des études néo-helléniques, 2000, p. 617-628.
Christian Topalov, « Cities of the Social Sciences : Seeing for Doing », in Martin Zerlang (ed.), Representing London, Copenhagen, Spring Publishers, 2001, p. 14-29.
Bernard Lepetit et Christian Topalov (dir.), La ville des sciences sociales, Paris, Belin (« Modernités »), 2001, 409 p.
Christian Topalov, « Des livres et des enquêtes : pour un historicisme réflexif », in Bernard Lepetit et Christian Topalov (ed.), La ville des sciences sociales, Paris, Belin (« Modernités »), 2001, p. 307-313.
Christian Topalov, « Les constructions savantes du quartier (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis) », Paris, Centre de sociologie urbaine, 2003, 199 p.
Christian Topalov (dir.), « La ville des savants », Genèses (Paris), n° 60, septembre 2005. Introduction, pp. 2-4.