Comment se fait-il que les réformes de l’enseignement et de la recherche (ESR) qui ont été mises en place en France depuis 2004 ont fini par s’imposer comme inévitables ? Comment une petite cohorte d’activistes de la réforme parachutés du ministère comme une armée d’occupation a-t-elle grossi de nombreux collaborateurs, enthousiastes ou résignés ? Qui sont les réformateurs de l’ESR et comment ont-ils été recrutés ? Qui, désormais, gouverne la science ? Ce sont les questions auxquelles Joël Laillier et moi-même avons voulu, avec cette recherche, trouver quelques réponses.
Nous avons identifié celles et ceux qui, tout au long du processus réformateur, ont été les dirigeants et les officiers subalternes des institutions qui forment le gouvernement national de l’enseignement supérieur et de la recherche : directions du ministère, des organismes de recherche, instances d’évaluation et de financement, conseils et concertations, grands regroupements universitaires nés des réformes. On ne peut comprendre ce que font et comment pensent ces institutions sans connaître les individus qui les habitent et les dirigent. Nous en avons recensé tous les cadres entre 2004 et 2020 dans une base de données qui comprend entre 4700 et 5700 individus à chaque période et qui nous a servi de guide et de première ressource pour procéder à des enquêtes détaillées (sur les organisateurs de l’évaluation et sur les principaux dirigeants de l’ESR). Cette base de données, d’abord mise en place dans le cadre du séminaire « Politiques des sciences » de l’EHESS est le fruit de nombreuses collaborations, en particulier celle de Joël Pothier (Paris VI-UPMC).
Certaines des institutions étudiées existent depuis longtemps et nous observons comment, avec les réformes, leur place dans le système d’ensemble, mais aussi le recrutement de leurs dirigeants a pu changer. D’autres ont disparu et nous examinons si leurs cadres ont quitté la scène ou se sont reconvertis. D’autres enfin, c’est le point crucial, ont été créées pour mettre en œuvre les réformes : les pouvoirs qui leur ont été attribués ont bouleversé les équilibres anciens et elles ont permis l’émergence de nouveaux dirigeants. Dans les directions du ministère, dans les nouvelles agences de financement et d’évaluation, dans les super-universités promues par les politiques d’« excellence », nous voyons naître un type de dirigeant inconnu jusqu’alors. Ces promoteurs de la réforme sont nouveaux par les fonctions qui leur sont assignées, leurs lieux de recrutement, le déroulement de leur carrière. Celle-ci n’est que rarement affectée par les alternances politiques. L’étude fine des trajectoires à une très grande échelle nous a permis de voir émerger un groupe de dirigeants, au total assez peu nombreux, qui n’a plus grand chose à voir avec le reste du monde de l’université et de la recherche.
On trouvera sous la rubrique « Prises de position » publications et entretiens sur ce sujet d’actualité lorsqu’ils relèvent moins du genre savant que de l’intervention politique.
Publications
Joël Laillier et Christian Topalov, « Qui organise l’évaluation dans les sciences humaines et sociales en France ? Une approche par les profils de carrière », Sociologie (Paris), vol. 8, n° 2, 2017, p. 199-220.
Joël Laillier et Christian Topalov, « Les soldats de la réforme. Déplacements et profils de carrière dans le gouvernement de l’ESR français », in Mélanie Duclos et Anders Fjeld (coord.), Liberté de la recherche. Conflits, pratiques, horizons, Paris, Editions Kimé, 2019, p. 229-241.
Christian Topalov, « Qui gouverne la science ? Langage et acteurs des politiques de la recherche et de l’enseignement supérieur en France » (entretien de Wolf Feuerhahn et Olivier Orain avec Christian Topalov le 12 février 2020), Revue d’histoire des sciences humaines (Paris), n° 36, 2020, p. 205-220.
Joël Laillier et Christian Topalov (sous le pseudonyme Camille Noûs), « Qui dirige les machines à réformer l’université et la recherche en France ? Portraits comparés de l’Agence nationale de la recherche et de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (2005-2019) », Genèses (Paris), n° 119, juin 2020, p. 20-50.
Joël Laillier et Christian Topalov, « Les réformes de l’université et de la recherche : une affaire de doctrine ? », Savoir/Agir (Paris), n° 59, mars 2021, p. 29-38.
Joël Laillier et Christian Topalov, Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020), Marseille, Agone (« L’Ordre des choses »), 2022, 416 p.