Parti d’une étude sur l’origine des institutions de gestion des chômeurs, j’en suis venu à interroger la genèse de la catégorie qui en était le présupposé, dans une perspective constructiviste de plus en plus affirmée. J’ai rencontré alors l’écheveau constitué des langages communs, des classifications savantes et des conflits sociaux auxquels les contemporains s’efforçaient de donner un sens et une issue. L’évolution de mon travail sur ce sujet a été ainsi marqué par un éloignement progressif vis-à-vis de l’analyse des politiques publiques et de l’histoire sociale classique et un intérêt croissant pour les processus sociaux de mise en forme des « problèmes ».
Mise en place des dispositifs de gestion des chômeurs, 1910-1940 (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis)
Cette première recherche avait pour objet les systèmes de gestion des chômeurs mis en place progressivement au cours du premier XXe siècle dans trois grands pays industriels. Tout semble opposer à première vue dans cette période les systèmes britannique, français et américain : leurs principes, les conditions politiques de leur création, leurs modes d’organisation administrative et de financement. Il n’en demeure pas moins que le traitement des chômeurs y est fondé sur les mêmes principes et que les deux systèmes ayant effectivement fonctionné pendant la période couverte par l’étude, confrontés à des difficultés semblables, ont évolué de façon parallèle sur des points essentiels. A des dates s’échelonnant entre 1911 et 1937, les trois pays ont instauré au bénéfice des « chômeurs » un droit aux allocations : si un demandeur remplit certaines conditions définies par les textes, les allocations ou secours ne peuvent lui être refusées. Cette situation est toute différente de celle où le demandeur fait l’objet d’une décision individuelle en fonction de critères non formalisés, d’un examen de ses besoins, de ses ressources ou de sa moralité. La principale tension qui va marquer l’évolution des systèmes sera précisément la fixation d’une frontière entre un droit légal aux allocations et une distribution conditionnelle de secours. Les limites de cette première étude étaient doubles. D’une part, l’évolution des législations et réglementations m’est apparue comme l’indice des difficultés récurrentes de leur mise en oeuvre : celles-ci doivent être étudiées au niveau le plus fin, dans les archives des institutions. J’ai reculé devant ce travail et ai donc renoncé à publier complètement mes résultats, trop descriptifs. D’autre part, j’ai assez rapidement découvert que plusieurs décennies de débats avaient précédé les décisions de politique publique dont j’avais fait mon point de départ. J’ai choisi de poursuivre ma recherche en écrivant l’histoire de cette construction préalable des catégories de « chômeur » et de « chômage » qui permet de rendre compte à la fois de la nature des dispositifs ultérieurement mis en place et du très large accord sur leur nécessité. Je suis revenu par la suite sur la question du fonctionnement effectif des institutions d’indemnisation du chômage et leurs effets sur la formation des normes d’emploi entre la Première et la Seconde Guerre mondiale (Grande-Bretagne et France, 1911-1939).
Publications
Christian Topalov, « Aux origines de l’assurance chômage : note sur les secours de chômage syndicaux. Une comparaison Grande-Bretagne, France et Etats-Unis », in Pierre Bouvier et Olivier Kourchid (eds.), France-USA. Les crises du travail et de la production, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 49-66.
Christian Topalov, « Indemnisation du chômage et construction de la catégorie de chômeur. Etude comparative France, Grande-Bretagne, Etats-Unis (1900-1940) », Paris, Centre de Sociologie Urbaine, 1990, 219 p.
Christian Topalov, « L’émergence de l’assurance chômage au Royaume-Uni et en France, 1911-1939 [résumé] », in Les comparaisons internationales des politiques et des systèmes de sécurité sociale. Actes du colloque organisé par la MIRE les 13 et 15 juin 1990, Paris, MIRE, 1990, p. 207-212.
Christian Topalov, « Institucionalización del desempleo y formación des las normas de empleo. Las experiencias Francesa y Británica (1911-1939) », Politica y Sociedad (Madrid), n° 34, mayo-agosto 2000, p. 33-57.
Genèse de la catégorie de “chômeur”, 1880-1910 (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis)
Cette nouvelle phase de ma recherche a donc porté – pour les mêmes pays et particulièrement trois métropoles : Londres, Paris et New York – sur la période où émergèrent en même temps la notion de « chômage » et les principes qui vont fonder au XXe siècle les politiques de gestion des chômeurs. L’hypothèse directrice de l’étude est que le chômage moderne n’est pas d’abord une réalité ou un problème social qui ferait l’objet d’une « prise de conscience ». Il résulte d’une construction historique où se rencontrent science et administration, projet de réforme et pratiques sociales. C’est un difficile travail de catégorisation qui fait naître la figure du « chômeur », à partir des années 1880 dans de nouvelles représentations savantes et, à partir des années 1910, dans de nouveaux systèmes de protection sociale. Séparer les chômeurs du reste des pauvres, c’était donner une nouvelle définition du travail et du salariat. Mettre en place des dispositifs de gestion de cette population, c’était créer le chômage moderne.
Le principal résultat de ce travail a été de faire apparaître qu’entre les « crises de chômage » et les réponses que leur donnent les acteurs et les institutions, une médiation essentielle intervient : la mise en forme du « problème ». Or, l’évolution de celle-ci ne relève pas des chronologies canoniques de l’histoire économique et de l’histoire politique, elle s’inscrit dans une autre temporalité et s’opère pour une part sur d’autres scènes. Nos catégories de « chômeur » et de « chômage » ne sont pas nées tout simplement du développement du salariat industriel : elles ont résulté du démantèlement et de la réorganisation d’autres catégories. Elles ont été construites avec et contre les classifications ordinaires de la pauvreté inscrites dans les pratiques des dispositifs publics et privés d’assistance, avec et contre, aussi, les représentations du travail nées de l’expérience ouvrière et retraduites par les organisations de travailleurs. Dans ces deux ordres de discours, avant la fin du XIXe siècle, le chômeur moderne n’existait pas. Une mutation des représentations a été nécessaire pour énoncer autrement l’identité de l’ouvrier sans ouvrage, la nature du mal à traiter et, du même coup, faire entrer de nouvelles solutions dans l’univers des possibles. Le langage de la science a fourni l’instrument et la légitimation de cette révolution des façons de voir dans laquelle, bon gré, mal gré, tous les partenaires de cette histoire – philanthropes, organisations ouvrières, partis politiques et gouvernants – se sont retrouvés peu à peu entraînés. Or, une telle reconstruction des représentations a ses conditions et ses rythmes propres. Elle a des implications qui débordent largement la question particulière traitée, car elles mettent en jeu aussi bien les visions de l’ordre social que les formes générales des langages scientifiques. Elle a aussi ses propres agents, qui revendiquent le discours vrai et non partisan du spécialiste. Ils s’activent dans des sociétés savantes ou des institutions universitaires, des cercles philanthropiques ou des bureaux de statistique. Des logiques sociales autonomes règlent leurs débats.
C’est au cours de cette période que j’ai esquissé un tableau plus général des milieux et pratiques réformatrices au tournant du XXe siècle, qui va guider mes travaux ultérieurs dans ce domaine : les réformateurs de cette époque ont entrepris de décomposer la « question sociale » du XIXe siècle en une série de « problèmes sociaux » susceptibles d’être étudiés et traités par autant de spécialistes et d’actions publiques et privées de prévention. Avec cette réflexion généralisante sur la catégorie de « réforme », je me suis même risqué, dans le cadre d’un congrès sur l’Habitat (1992), à mettre en parallèle « planification » hier et « écologie » aujourd’hui comme deux paradigmes réformateurs.
Je suis revenu par la suite sur un dossier ouvert à l’occasion de l’enquête sur le chômage : celui de l’émergence, au cours du XIXe siècle dans les trois pays étudiés, de la catégorie statistique de « population active/occupied population ». Celle-ci prend sa forme moderne dans les dernières décennies du siècle, après qu’eurent été redéfinies très profondément les questions et les méthodes initiales des recensements professionnels.
Publications
Christian Topalov, « Invention du chômage et politiques sociales au début du siècle », Les Temps modernes (Paris), vol. 43, n° 496/497, novembre-décembre 1987, p. 53-92.
(Edition brésilienne augmentée) : « A Invenção do desemprego : reforma social e moderna relação salarial na Grã-Bretanha, na França e nos Estados Unidos no início do século XX », Dados (Rio de Janeiro), vol. 33, n° 3, 1990, p. 379-416.
(Edition hongroise) : [« Invention du chômage et politiques sociales au début du siècle »], in Léderer Pál, Tenczer Tamás, Ulicska László, [Les escrocs de la charité. Mendiants, vagabonds et enfants ‘en danger’ dans la Hongrie des temps modernes], Budapest, Új Mandaátum Köyvkiadó, 1998, p. 298-325.
Christian Topalov, « Alexander Keyssar. Out of work : the first century of unemployment in Massachusetts » (note critique), Le Mouvement Social (Paris), n° 147, avril-juin 1989, p. 141-144.
Christian Topalov, « From the ‘Social Question’ to ‘Urban Problems’ : Reformers and the Working Classes At the Turn of the Twentieth Century », International Social Science Journal (Oxford), n° 125, August 1990, p. 319-336.
(Edition française) : « De la ‘question sociale’ aux ‘problèmes urbains’ : les réformateurs et le peuple des métropoles au tournant du XXe siècle », Revue internationale des sciences sociales (Paris), n° 125, août 1990, p. 359-376.
(Edition espagnole) : « De la ‘cuestión social’ a los ‘problemas urbanos’ : los reformadores y la población de las metrópolis a principios del siglo XX », Revista internacional de las ciencias sociales (Madrid), n° 125, setiembre 1990, p. 337-354.
(Edition brésilienne) : « Da questão social aos problemas urbanos : os reformadores e a população das metrópoles em princípios do século XX », in Luiz Cesar de Queiroz Ribeiro et Robert Pechman (eds.), Cidade, povo e nação. Gênese do urbanismo moderno, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1996, p. 23-51.
Christian Topalov (dir.), « Observer, classer, administrer », Genèses (Paris), n° 5, septembre 1991. Introduction, p. 2-3.
Christian Topalov, « La ville ‘terre inconnue’ : l’enquête de Charles Booth et le peuple de Londres, 1886-1891 », Genèses (Paris), n° 5, septembre 1991, p. 5-34.
(Edition britannique) : « The City as Terra Incognita : Charles Booth’s Poverty Survey and the People of London, 1886-1891 », Planning Perspectives (London), vol. 8, 1993, p. 395-425.
(Edition hongroise) : « A város – terra icognita. Charles Booth felmérése és London népe, 1886-1891 », in Benda Gyula, Szekeres András (ed.), Tér és történelem [Espace et histoire], Budapest, L’Harmattan–Ateleir Füzetek, 2002, p. 77-107.
Christian Topalov, « De la planification à l’écologie. Naissance d’un nouveau paradigme de l’action sur la ville et l’habitat ? », in Cinquième Conférence internationale de recherche sur l’habitat, Montréal, 7-10 juillet 1992. Montréal, INRS, 1992, p. 211-246.
Christian Topalov, « Réalistes, nominalistes et conventions statistiques », Genèses (Paris), n° 9, octobre 1992, p. 114-119.
Christian Topalov, Naissance du chômeur, 1880-1910, Paris, Albin Michel (« L’évolution de l’Humanité »), 1994, 626 p.
Christian Topalov, « L’invention du chômage. Terminologie, classification et réforme sociale, 1880-1910 », in Comparer les systèmes de protection sociale en Europe, volume 1, Rencontres d’Oxford, Paris, MIRE, s.d. [1995], p. 525-541.
Christian Topalov, « Les réformateurs du chômage et le réseau du Musée social », in Colette Chambelland (dir.), Le Musée social en son temps, Paris, Presses de l’Ecole normale supérieure, 1998, p. 281-305.
Christian Topalov, « L’individu comme convention. Le cas des statistiques professionnelles du XIXe siècle en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis », Genèses (Paris), n° 31, juin 1998, p. 48-75.
Christian Topalov, « Une révolution dans les représentations du travail. L’émergence de la catégorie de ‘population active’ au XIXe siècle en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis », Revue française de sociologie (Paris), vol. 40, n° 3, juillet-septembre 1999, p. 445-473.
(Edition en anglais) : « A Revolution in Representations of Work : The Emergence over the 19th Century of the Statistical Category ‘Occupied Population’ in France, Great Britain, and the United States », Revue française de sociologie, vol. 42, Supplement, 2001, p. 79-106.
Christian Topalov, « National Styles in the Social Sciences: unemployment theories and the rise of mathematical statistics in the early 20th century (Britain and France) », Science at Work Workshop, University of Vienna, 9-11 September 2013 (11 p.).